La mer : une respiration pour la ville


Vous êtes face à la mer, au bord de laquelle les habitants viennent encore de nos jours fêter les « arbaʿa ayoub » les mercredis de Job . Imaginez un peu : Ici se trouvait la paisible bourgade de Ras Beyrouth. Elle a disparu aujourd’hui sous les grands immeubles et les quartiers densément peuplés. Il n’en reste que quelques rares maisons, quelques modestes jardins, quelques chemins oubliés, et un phare encerclé par les bâtiments, ainsi que des « choses qui ne meurent pas », comme l’écrivait l’auteur Mohammed Al Itani, qui voyait disparaître son univers rural. Alors que « Le collège protestant syrien » se trouvait à l’origine dans le quartier de Zoqaq Al Bilat, ses missions ont ensuite acquis de vastes propriétés sur toute la région qui s’étend au nord de la colline de Ras Beyrouth (1870) , et elles y ont édifié le « College Hall ». Les maisons et les immeubles ont alors commencé à apparaître ici et là. Les habitants qui s’étaient déplacés du centre-ville vers ces quartiers ont été rejoints par les employés de l’université et ses étudiants, ainsi que par des consuls, des commerçants et d’autres catégories professionnelles. Lorsque le chantier français de modernisation et d’agrandissement de Beyrouth a été lancé, la route de la corniche a été tracée, et les premiers travaux ont eu lieu près de la grotte aux pigeons , en 1922. L’avenue des Français a été construite dans les quartiers de Mina’a Al Hosn et Zeitouneh. Des hôtels, des restaurants et des boutiques y ont été bâtis. Elle est alors devenue le symbole des loisirs et du divertissement, volant la vedette à la place des Martyrs, et partageant ensuite ses lumières avec le quartier de la Grotte aux pigeons. Samir Kassir observe dans son livre sur l’Histoire de Beyrouth qu’avec la multiplication des hôtels et des plages le long du bord de mer « un lien étroit a été tissé entre les citadins et la mer, et la tendance à passer l’été dans les villages de montagne a nettement diminué » . Le tramway (1908-1965) dont l’une des lignes s’étendait du quartier de Fourn El Choubbak à celui du Phare, Manara, en passant par Bab Driss et l’université américaine, a facilité la mobilité et l’urbanisation sur ses points de passage. L’un de ces points était Ras Beyrouth, devenu le quartier le plus moderne et le plus mélangé de la ville. Il a attiré des Libanais de toutes les régions, ainsi que des Arabes et des étrangers, qui y ont élu domicile pour y vivre et travailler. On compte parmi eux l’historien Kamal Salibi, qui a su apprécier les charmes de Beyrouth, une ville qui lui était chère, notamment ce quartier dont il a pu dire qu’il était « difficile de trouver, dans le monde entier, un endroit comme Ras Beyrouth » . Mais les années de la guerre civile (1975-1990) ont changé le paysage de la ville ainsi que le mode de vie. La promenade de la corniche n’a pas échappé à ce désordre. Les infractions se sont multipliées sur la route comme sur les plages, et un marché populaire s’est installé face à la Grotte aux pigeons, en bas des immeubles modernes. Avec le désordre, les baraques et les atteintes à la propriété, la violence est apparue, ajoutant à la tragédie du bord de mer et de ses environs. Sans doute l’un des événements les plus frappants vécus par ce quartier est l’attentat à l’explosif contre l’Ambassade des Etats-Unis à Aïn Mreïssé . Malgré cela, la promenade de la corniche est restée un lieu unique pour les habitants de Beyrouth, qui fait battre leur cœur été comme hiver, de jour comme de nuit, en toutes circonstances politiques et sous toutes conditions de sécurité. C’est l’espace de respiration de la ville, qui a ses fidèles parmi les sportifs amateurs de jogging ou de marche, de même que parmi les nageurs, sans oublier les pêcheurs, les vendeurs ambulants, les promeneurs et les amoureux. Les investisseurs immobiliers s’y pressent pour y ériger des immeubles vertigineux, parmi les plus onéreux.
