La tour El Murr : monument de la guerre


Nous nous orientons à présent vers la tour El Murr . Mais tournez-vous d’abord vers le Sud, comme l’a fait Beyrouth, il y a de cela deux siècles. Avec l’activité intense du port et la prospérité des marchés le nombre des habitants avait augmenté, créant un besoin de nouveaux terrains, alors les Libanais se sont orientés vers ce lieu. Ils y ont construit des maisons et des routes pavées, ce qui a donné le nom de « Zouqaq el bilat », autrement dit, mot pour mot, « les ruelles pavées ». Après les troubles du Mont-Liban en 1860, de nombreux habitants ont migré vers la capitale, et Maître Boutros Al Boustani y a fondé la première école pour inculquer aux générations futures le civisme et l’amour de la patrie, ainsi que les sciences et les lettres. C’est dans ce cadre que la grande artiste Feyrouz a grandi et que sa voix s’est épanouie. Le fait que la Tour El Murr, avec ses trente-quatre étages, ait été construite à partir de 1970, face au palais présidentiel dans le quartier d’Al Kantari nous importe peu. Car ce palais, devant lequel ont manifesté les Libanais lors du mouvement pour l’indépendance devait être remplacé par un autre, à Zouk Mikael, Sinn El Fil, puis enfin à Baabda. Ce qui retient notre attention, c’est que cette tour, qui reflète une époque de construction rapide et de boom immobilier et commercial, se tient comme un géant qui empêche les rayons du soleil de parvenir jusqu’au palais, ce monument du patrimoine. Ce qui est à noter aussi, c’est que la tour a été construite sur la route qui relie les deux parties de Beyrouth à un carrefour principal : à l’est, le quartier des souks, de Wadi Abu Jamil , d’Achrafieh et de zones résidentielles assez denses, au sud des zones très actives, dont l’aéroport, à l’ouest les quartiers de Ras Beyrouth, de Hamra , de la Banque du Liban et de l’université américaine , et au Nord la façade maritime et les hôtels. Cet emplacement et la hauteur de l’immeuble lui ont conféré, avec le début de la guerre de 1975, un caractère stratégique sur le plan militaire. Les combattants ont aussitôt tenté de le contrôler. Ceux qui réussissaient à le faire avaient toute la ville sous les yeux. Les combattants de Beyrouth-Ouest l’avaient investi, et se trouvaient ainsi face à la Tour Risk qui se dressait à Beyrouth-Est. Les étages inférieurs avaient été transformés en prison par l’une des milices. Alors que l’armée syrienne s’y installait, le propriétaire a contesté la décision de la Société Solidere d’inclure la tour dans le périmètre de ses propriétés. Ainsi le sort de la Tour est-il resté suspendu, à l’image de l’immeuble lui-même, suspendu dans le ciel de Beyrouth, tel un monument dédié à la guerre qui a ravagé, tué, anéanti les êtres humains et les projets, et transformé les rêves en cauchemars.
